En conclusion de mes réflexions, je citerai une belle parole du Mahatma Gandhdi que j'ai trouvée récemment sur un calendrier. Gandhi évoque les trois milieux dans lesquels s'est développée la vie dans le cosmos et note que chacun d'eux porte une façon d'être propre. Dans la mer vivent les poissons, silencieux. Les animaux qui vivent sur la terre ferme crient, tandis que les oiseaux qui peuplent le ciel chantent. Le silence est le propre de la mer, le propre de la terre ferme, c'est le cri, le propre du ciel le chant. Mais l'homme participe des trois: il porte en soi la profondeur de la mer, le fardeau de la terre et les hauteurs du ciel. C'est pourquoi il est aussi silence, cri et chant. Aujourd’hui - ajouterais-je -, nous le voyons, il ne reste plus que le cri à l'homme sans transcendance, parce qu'il ne veut plus être que terre et qu'il tente aussi de transformer en sa terre les profondeurs de la mer et les hauteurs du ciel. La véritable liturgie, la liturgie de la communion des saints lui restitue sa totalité. Elle lui réapprend le silence et le chant en lui ouvrant les profondeurs de la mer et en lui apprenant à voler, à participer de l'être des anges. En élevant le cœur, elle fait retentir à nouveau la mélodie ensevelie. Oui, nous pouvons même dire maintenant, à l'inverse: on reconnaît la véritable liturgie à ce qu'elle nous libère de l'agir ordinaire et nous restitue la profondeur et la hauteur, le silence et le chant. On reconnaît la liturgie authentique à ce qu'elle est cosmique et non fonction du groupe. Elle chante avec les anges, elle se tait avec la profondeur du tout, en attente. Et c'est ainsi qu'elle libère la terre, qu'elle la sauve. (Cardinal Joseph Ratzinger-Benoit XVI dans "Un chant nouveau pour le Seigneur" (Desclée, Paris, 1995) pages 170-171.

19 Ne tradas bestiis animas confitentes tibi, animas pauperum tuorum ne obliviscaris in finem.
20 Respice in testamentum tuum, quia repleti sunt qui obscurati sunt terra domorum iniquitatum.
21 Ne avertatur humilis factus confusus; pauper et inops laubabunt nomen tuum.
22 Exsurge, Deus, iudica causam tuam; memor esto improperiorum tuorum, corum qua ab insipiente sunt tota die.
23 Ne obliviscaris voces quarentium te. Superbia eorum qui te oderunt ascendit semper.

Le compositeur a donc antéposé 20a à 19b en ajoutant un vocatif Domine qui met d'emblée en vedette le destinataire ; en 19b, ne derelinquas (n'abandonne pas) vient remplacer ne obliviscaris (n'oublie pas), sans doute pour éviter un effet de redite avec 23a qui se trouve très rapproché du fait de la sélection opérée parmi les versets ; quant à la substitution de Domine à Deus en 22a, elle s'explique vraisemblablement par un souci oratoire que confirme amplement, du reste, le traitement mélodique de ce vocatif à l'apex de la pièce, Il en va en comme si l'auteur de ce patchwork avait  intentionnellement estompé la présence quelque peu obsédante des ennemis et des malheurs pour aboutir à l'expression d'une prière intense, certes, mais incontestablement plus sereine.

Ainsi « arrangée», la prière psalmique se décline en trois éléments principaux :

A - Respice, Domine, in testamentum tuum et animas pauperum tuorum ne derelinquas in finem – (cadence sur si)

B - exsurge, Domine, et iudica causamtuam – (cadence sur la)

C - et ne obliviscaris voces quaerentium te – (cadence sur sol)

Tritus authente (5° mode) en ROM, Tetrandus plagal (7e mode) en GREG, la pièce fait partie de ces «quelques introïts dont la comparaison » entre les deux répertoires « n'est pas décisive, car le lien entre leurs compositions n’apparaît pas avec une clarté suffisante.»

Respice, Domine, in testamentum tuum

Intonation typique du 7 mode avec quinte sol-re supérieur, le grand écart mélodique étant souligné par le pes quadratus (E). Cette quinte est tout aussitôt couronnée par la tierce mineure ré-fa (respice), ce qui donne une résonance de septième, très parlante dans le cadre d'une intonation. La dominante modale s'impose provisoirement : encore que mise en valeur par sa situation mélodique élevée, la première syllabe de Domine est une simple vibration décorative (porrectus ftexus affecté d'un celeriter dans E; la déposition de tuum, avec sa quarte descendante do-sol, ramène la mélodie à sa finale : cette première phrase possède une unité, les deux sommets (fa supérieur) du grand are mélodique se trouvant coïncider avec les accents toniques respectifs de Dómine et de testamentum. Testamentum ne doit pas être considéré pour autant comme un point final: la conduction vers et animas, sur le même degré mélodique, doit être effective.

Et animas pauperium tuorum ne derclinquas in finem

La mélodie repart comme une intonation psalmique de 8e mode ; désormais, c'est la corde do qui devient le pôle attractif mais elle s'associe étroitement le la (attaque et note préquilismatique de tuorum, finale de derelinquas), de sorte que la récitation se meut de manière assez prolongée dans la tierce
mineure la-do. L'accent tonique de tuórum est intense (bivirga épisématique avec augete L), le possessif ayant pour fonction de rappeler à Dieu l'affection que sont en droit d'attendre de lui les siens. Il faut en dire autant de l'accent de derelinquas sur lequel semble cristalliser toute la force de l'imploration. La
cadence intermédiaire si de finem, mettant en valeur le demi-ton, est pleine d'attente et presque d'inquiétude : celle de ces «pauvres» qui appréhendent d'être abandonnés dans leur détresse; et pourtant une grande paix se dégage déjà de tout le récitatif qui précède.

EXsurge, Domine, et iudica causam tuam

Nous voici parvenus au cœur du cri: «Debout, Seigneur !».
Un beau développement quilismatique affecte la syllabe tonique de exsurge, comme si le Seigneur lui-même bandait son énergie pour «ressusciter», puisque aussi bien c'est ce verbe éminemment « dominical » que porte en cet endroit la Bible grecque (anasta, ho Theos) ; on veillera à bien faire porter l'intensité accentuelle sur le sommet du groupe: c'est sur le mi que porte en réalité l'effet du quilisma. La pièce atteint son sommet mélodique (sol supérieur, terme aigu du mode) sur la syllabe post-tonique de Domine, sommet léger (celeriter E) préparé par la double pulsation unissonique de l'accent (bivirga épisématique, augete L). Puis la corde do redevient présente (la tristropha finale de iudica est un écho stylistique à la tristropha finale de pauperum). La cadence la de tuam infléchit momentanément vers un autre paysage modal, déjà tendanciellement exploré dans la phrase précédente : celui du Protus; ainsi setrouve signifiée la gravité de la demande.

Et ne obliviscaris voces quarentium te

Le redémarrage quasi psalmodique est souligné par le pes quadratus, lequel indique aussi, a posteriori, l'importance de la cadence qui précède. La « présence» de la corde do se confirme: le dessein mélodique (dans la tierce mi supérieur-do) de obliviscaris est symétrique à celui de iudica ; ajoutons que le ré supérieur de l'accent doit avoir son éloquence propre (il est davantage, ici, comme le souligne l'écriture paléographique, qu'un simple ornement du do). Le mot quærentium est certainement, avec testamentum, le mot le plus développé de la pièce du point de vue neumatique et semble ramasser en lui-même, pour finir, le climat confiant et délicatement ensoleillé de toute la composition : après la belle floraison mélodique sur la syllabe accentuée (do-mi-do), la déposition est pleine de douceur.

Jette un regard sur ton testament. Rends ce que tu as promis, Nous tenons les tables (de la loi); nous attendons l'héritage, Jette un gard sur ton testament. Pas sur l'ancien. Ce n'est pas pour la terre de Canaan que je réclame. Pas pour la soumission temporelle des ennemis, pas pour la fécondité charnelle de la descendance, pas pour les richesses de la terre, pas pour le salut temporel, Jette un regard sur ton testament, celui par lequel tu as promis le Royaume des cieux.

Et puis, pour finir, cette note de Léon Bloy dans son Journal, en date du 2 septembre 1900, montrant que l’introït du XIIIe dimanche après la Pentecôte a bien été écouté ce jour-là et a retenti sur le regard porté sur le petit monde, sur la vie courante, au sortir de l'église :

Animas pauperum tuorum ne derelinquas in finem... Un petit marchand de vin du voisinage qui est aussi mécanicien, est venu pour une besogne de rien. Je le fais boire, il s'attarde longtemps, parle beau coup de son désintéressement, du plaisir qu'il a à rendre service et finit, malgré un prix convenu d'avance. par ne pas me rendre la monnaie d'une pièce que je lui glisse dans la main. Ce frère nomme Dieu-le-veut! Soit.

On sait que l'auteur a écrit deux livres qui s'intitulent respectivement : La Femme pauvre (1897) et Le sang du pauvre(1909)

CHANTE et MARCHE (Frère Fraçois Cassingéna-Trévidy pagers 166 et suivantes)